Sans nul doute, la littérature traditionnelle balinaise mériterait un bien meilleur sort que celui qu’on lui attribue généralement. En effet, tout le monde connaît, un peu au moins ne serait-ce que par l’intermédiaire d’un séjour touristique dans l’île, les danses, la musique, la peinture, la sculpture et le théâtre balinais. Films, documentaires, romans et autres écrits ont largement œuvré pour faire connaître voire populariser ces joyaux de la culture balinaise. Mais la littérature ? Jusqu’à ce jour, elle semble réservée aux seuls initiés ou spécialistes… Pourtant, l’héritage littéraire balinais s’avère autant diversifié que riche : mythes, légendes, poèmes, mais également recueils d’astronomie ou de magie, traités moraux, livres de médecine ou de philosophie, sans parler des innombrables manuels ou récits qui parlent de religion. D’ailleurs ces derniers sont sans doute encore aujourd’hui le genre de livres qui intéressent le plus les Balinais, et donc ceux qu’on trouve le plus facilement dans les rares librairies existantes dans l’île… Il est vrai aussi que les débats autour de la spiritualité et autres discussions autour des courants de pensée hindouistes, avec toujours la « balinité » (l’identité balinaise) en ligne de mire, sont populaires et d’une actualité constante, notamment aux yeux des élites, des intellectuels et des prêtres balinais.
Petites notes sur la littérature classique balinaise
Solidement ancrée dans le sacré, la littérature classique balinaise plonge directement dans l’histoire de l’archipel, elle puise ses sources d'inspiration dans la littérature javanaise. En quelque sorte, Bali, pour la culture en général et la littérature en particulier, est la gardienne de la tradition depuis que l’île voisine de Java est passée, avec armes et bagages, à l’islam au XVe siècle. L’ancienne littérature balinaise a ainsi préservé nombre d’œuvres écrites javanaises, la littérature orale a tant bien que mal perduré, et l’écriture d’origine indienne a également subsistée lors de ces bouleversements politiques et religieux issus de la lente mais durable conversion d’une majorité d’Indonésiens à la foi musulmane.
La littérature traditionnelle balinaise est transcrite en sanskrit, en vieux javanais, en moyen javanais ou, enfin, en balinais. Le support habituel utilisé est la feuille de palmier (lontar), les lettres étant gravées à l’aide d’un petit couteau appelé (pangrupak). Jusqu’à nos jours, les feuilles de palmier sont toujours d’usage pour les textes sacrés exploités par les prêtres. Ces lontar font non seulement partie intégrante du patrimoine local mais les Balinais considèrent que leur caractère sacré leur confèrent une puissance et une valeur bien plus fortes que le papier… Ce dernier a beau être nettement plus pratique, il ne sera jamais aussi efficace – symboliquement mais aussi pour le pouvoir magique – que le lontar. L’usage du lontar doit ainsi être minutieux et bien approprié faute de quoi des malfaisances sont à craindre… Une cérémonie spécialement dédiée aux manuscrits lontar a lieu chaque année lors de l’anniversaire de Saraswati, déesse de tous les savoirs. A cette occasion, les manuscrits sont rassemblés puis bénis par un pemangku (prêtre). Les écrits rédigés sur des feuilles de palmier se faisant toutefois de plus en plus rares, soyons réalistes, désormais les livres aussi bénéficient de cette fête et bénédiction. Un bel hommage au Savoir même s’il est un peu dommage que cette journée soit tellement importante… qu’il est fortement déconseillé de lire de peur d’importuner la déesse… A moins qu’il ne s’agisse encore d’une de ces excuses sataniques que les dieux ont inventé pour empêcher aux gens de lire, d’apprendre et de s’informer, et donc aussi de réfléchir, de contester voire de se rebeller ? Mais, c’est là une autre histoire !
L’histoire et l’écriture jouent un rôle évidemment essentiel dans l’émergence d’une littérature classique à Bali. On peut dans ce cadre, par exemple, la diviser en trois phases et groupes en fonction de l’usage de la langue et du contexte historique :
1) Le vieux javanais : ce premier groupe s’inscrit dans l'héritage littéraire de Java avant l'islamisation déjà mentionné plus haut. A cette époque, les Balinais ont « sauvé » des textes fondamentaux, comme le Nagarakertagama (1365), retrouvé grâce à des copies à Bali et surtout à Lombok, dans un palais d’un raja balinais. Pour les Balinais, l’aristocratie de leur île descend de celle du royaume hindouiste de Majapahit. Cette filiation provient de deux dates et événements successifs : 1) 1343, la victoire de Majapahit sur un étrange roi balinais, à tête de cochon et doté de pouvoirs surnaturels. Ce fait, suivi de l’installation de soldats javanais sur le sol balinais, signe le début de certaines lignées royales actuelles (source : Nagarakertagama) ; 2) 1527, la défaite de Majapahit face à l’avancée des forces musulmanes (et la prise de Demak cette même année), provocant la fuite des prêtres et des élites vers Bali. Dès lors, à l’est de Java, là précisément où Majapahit avait son siège, le territoire de Blambangan reste à majorité hindouiste et se voit placé sous la protection des autorités balinaises. De tout cela, le mythe se mêle à l’histoire, et de nombreux intellectuels – comme l’anthropologue américain Clifford Geertz – estiment que ces récits légitiment en fait le contrôle de l’aristocratie balinaises sur la masse de paysans qui sont avant tout leurs sujets… Cette hypothèse est certainement assez juste même si elle n’explique pas tout. Et toujours est-il qu’aux yeux des rois et même du peuple balinais, Blambangan rappelle le prestige de Majapahit et reste une terre de pèlerinage incontournable et très prisée, hier évidemment et toujours, dans une moindre mesure, aujourd’hui.
2) Le moyen javanais (ou javano-balinais) : ce second groupe littéraire est notamment composé de kidung, des chansons de geste qui content l’époque dorée de Majapahit. Parmi les légendes les plus réputées, mentionnons le Kidung Rangga Lawe, le récit de la révolte du prince Rangga Lawe de Tuban contre le roi de Majapahit, et le Kidung Sunda qui évoque une dramatique histoire d'amour (et aujourd’hui encore très connue pour les jeunes balinais) entre le roi Hayam Wuruk et la princesse Dyah Pitaloka, la fille du roi sundanais. D’autres écrits fameux sont les aventures de Panji, un prince javanais très populaire, ou encore le cycle de Calon Arang avec sa sorcière malaimée Rangda, figure célèbre (et crainte) pour tous les Balinais. Signalons aussi le Pararaton ou « Livre des rois », une chronique généalogique sur la royauté de Singasari (en place avant l’avènement de Majapahit). Des incertitudes demeurent quant à savoir précisément si ces textes redécouverts grâce à des manuscrits trouvés à Bali appartiennent davantage à Java (en tant qu’héritage pré-islamique) ou directement à Bali (en qualité d’œuvres propres provenant de lettrés balinais encore culturellement javanisés !)… Ce conflit d’identité ravive toujours de nos jours les intellectuels javanais et balinais assez susceptibles dès qu’il s’agit de défendre un régionalisme contre un autre… En revanche, ce qui est sûr, c’est que la perte de la principauté de Blambangan dès la fin du XVIIIe siècle, en coupant d’une certaine manière le cordon ombilical culturel reliant les deux îles, ôte aux rois balinais tout lien durable avec Java. Un bouleversement culturel et religieux qui créa un « fossé » entre les deux îles, désormais plus rivales que partenaires. Même l’arrivée des colonisateurs hollandais ne parviendra pas à vraiment réduire ces clivages entre les deux îles voisines.
3) Le balinais : en toute logique, les Balinais ont aussi produit une littérature réellement indigène, c’est-à-dire entièrement écrite dans leur propre langue. Les écrits les plus connus, appelées babad, sont des chroniques des principautés balinaises avec leur lot d’intrigues de palais. L’objectif fut d’abord patrimonial, à savoir se souvenir du passé et de la vie de l’aristocratie balinaise. Mais si la généalogie prime, certaines babad sont remarquables sur un pur plan historique ou littéraire. La personnalité de l’auteur n’est pas encore ce qui domine la démarche intellectuelle ou artistique, mais progressivement des auteurs originaux apparaissent mêlant univers traditionnel/collectif, où culture et nature sont omniprésents, et univers intérieur/personnel, où s’exprime plus librement les sentiments et les émotions, mais aussi le caractère, l’individu et la modernité qui grignotent peu à peu du terrain…
Ce riche et multiple patrimoine littéraire nous est parvenu par le biais de manuscrits qui ont été classés par certains intellectuels et brahmanes balinais en six catégories distinctes : 1) weda (hymnes, formules, rituels) ; 2) agama (codes, instructions, préceptes) ; 3) wariga (manuels généraux, par exemple sur la cosmologie, le mysticisme ou la moralité : tutur) ; 4) ithasa (genre épique, comprenant les parwa, les kakawin, les kidunq, les gaguritan) ; 5) babad (chroniques historiques) ; 6) tantri (traditions populaires, fables, légendes).
Il ressort que les littératures classiques balinaises sont donc imprégnées de sacré et même chargées de pouvoir magique. La religion hindouiste est inextricable à cette littérature comme le démontrent les chroniques historiques (babad) mais également les écrits « fantastiques » (à savoir, emprunts de magie : kawisesan, kaputusan), les traités médicaux (usadha), les textes d’astronomie et de divination (wariga), les manuels spécialisés (pour le maître de marionnettes ou dalang : dharma pewayangan ; pour les riziculteurs : dharma pemaculan). Ces écrits traditionnels balinais se fondent dans la vie quotidienne des habitants, en fait dans un « Tout » culturel propre à l’identité locale. De même que le gamelan (orchestre traditionnel) est partout présent, chaque fête balinaise, qu’elle soit villageoise ou familiale, religieuse ou profane, ne peut véritablement se passer de déclamations de poésie épique (kakawin) et de chansons traditionnelles interprétées par des locaux (pesantian). Les mortels sont satisfaits de leur vie à condition que les dieux le soient également. Ainsi vit-on à Bali, par delà le bien et le mal…
Aussi, cette littérature si singulière, comprend également pour principaux thèmes : le voyage en enfer (plutuk), l'aventure et l'amour (malat, wargasari), la sorcellerie (cf. les récits de Calon Arang ou du sorcier Basur). Ces sujets restent populaires de nos jours, et même visibles au détour des rues principales, dès lors que l’on se donne la peine d’échapper aux autoroutes touristiques. D’autres thématiques perdurent aussi en dépit des mutations culturelles en cours : par exemple, les kakawin (le Ramayana, l'Arjunawiwaha, etc.) continuent d’être récités (surtout à l’occasion des crémations). Le kidung, reflet de la balinité et évoqué plus haut, connaît un regain d’intérêt auprès des écrivains de l’île. Ces sursauts en faveur de la culture locale et de la littérature traditionnelle suffiront-ils à préserver ce précieux patrimoine sans le folkloriser à outrance ? Difficile d’être très optimiste, les changements actuels étant rapides et imprévisibles, mais l’avenir nous le dira…
Depuis les années 1930, puis surtout après 1945, une littérature moderne – avec des romans, des nouvelles, des pièces de théâtre, des poèmes – s’est également développée, de concert avec la littérature indonésienne, de facture plus « nationale » sinon nationaliste. Le chercheur balinais, I Nyoman Darma Putra, dans une récente et brillante analyse de cette littérature balinaise contemporaine, a montré comment les écrivains autochtones ont su résister, tant bien que mal, aux « pressions culturelles extérieures » en conservant leur identité et leur intégrité. Effectivement, à Bali, quoiqu’il s’agit désormais d’un « lieu-dit » très moderne, cette littérature s’imprègne toujours, comme pour le fond culturel classique, de la vie quotidienne des habitants, en accordant une place importante à la nature et au sacré.
Chaque année balinaise (selon le calendrier de 210 jours), on célèbre Saraswati, déesse des arts et des lettres. Ce jour là, on fête le Savoir avec un grand « S », les livres sont à l’honneur : on les bénit et ils sont tellement vénérés qu’il est même tabou de lire ! On les asperge d’eau lustrale, on dépose des offrandes et on se prépare à les lire… plus tard ! Ici, Saraswati trône dans un lycée et un prêtre bénit mes ouvrages dans une pièce de la maison….
Un auteur balinais réhabilité, une bibliothèque en un lieu reculé à Bali
Evoquons en guise d’ouverture à la littérature contemporaine, un récent recueil de nouvelles d’un écrivain et poète balinais, Putu Oka Sukanta, auteur maudit durant le règne de Suharto, aujourd’hui enfin réhabilité… et même traduit récemment en français. Remercions au passage le Forum Jakarta-Paris (ainsi que l’EFEO) qui est à l’origine de cette parution et traduction, et espérons que d’autres ouvrages de ce genre verront prochainement aussi le jour. D’emblée, l'un des plus grands mérites de cet ouvrage (et des autres parus dans la même collection) est qu'il est peu coûteux et accessible en Indonésie même, constituant ainsi une source de savoir supplémentaire et disponible, tant pour les francophones résidant sur place que pour les Indonésiens étudiant le français.
Revenons au livre proprement dit, il porte comme titre : Le voyage du poète. Nouvelles et poèmes de l'intranquillité. Avec ce « Voyage » littéraire, c'est le poète et écrivain balinais, Putu Oka Sukanta, qui est d’abord à l'honneur. Jadis auteur traqué par le régime dictatorial de Suharto, pour lequel il a payé le prix fort, Putu Oka Sukanta offre ici au lecteur francophone un bel extrait d'une littérature indonésienne et balinaise particulièrement méconnue en France. Dans les nouvelles, ici présentées, la petite histoire rejoint la grande. L'auteur nous fait revivre les pages sombres de « son » histoire ainsi que de celle de son pays dont l'élite intellectuelle a failli être totalement éradiquée en trois décennies de pouvoir absolu aux mains d'un clan. Une famille surtout, aux ordres des généraux, du FMI et des Etats-Unis. Car, et l'auteur le précise dans ses mots, le demi-million de morts issus des massacres organisés faisant suite au dit « coup d'Etat » de fin 1965, n'ont toujours pas trouvé refuge pour reposer en paix. Les survivants, et Putu en est, ont tous connu l'exil ou la prison, et leur lutte pour se « réintégrer » socialement fut une bataille interminable et pénible. L'avènement, lent mais sûr, de la démocratie en 1998, aura eu pour premier mérite de respecter à nouveau toutes ces vies confisquées, ces destins brisés par la folie de l'histoire.
Dans ce recueil, fort bien écrit, Putu Oka Sukanta, n'évoque pas seulement cette tragédie hélas un peu oubliée par l'Occident et même en Indonésie – où les autorités tentent toujours de minimiser les crimes commis – mais également, dans quelques superbes nouvelles, les coutumes et les croyances balinaises. Celles qui ont bercé son enfance et qui, bon gré mal gré, en dépit des soubresauts politiques, ont également survécu jusqu'à nos jours. N'est-ce pas précisément pour ces raisons, et d’autres encore, que les touristes continuent de penser que Bali est une île divine et paradisiaque ? Une chance que ce livre soit disponible en français car il permet aux lectrices et aux lecteurs (et donc également aux touristes) de mieux comprendre Bali et l'Indonésie, mieux saisir leurs réalités occultées et leurs beautés éternelles. Bref, « comprendre autrement » un archipel complexe, une île sacrée et un peuple fier, bien mieux en définitive que ne peut prétendre le faire un guide ou un magazine de voyage. La littérature autochtone est souvent une meilleure conseillère en voyage que des guides imprimés et recopiés les uns sur les autres…
Pour conclure ce détour par la littérature balinaise, comment ne pas mentionner la modeste action de ma non moins modeste association Déroutes & Détours, dont l’une des taches est justement de promouvoir la lecture – et si possible l’amour de la littérature ! – dans un petit village au nord de Bali ? Dans cette partie montagnarde et rurale de Bali, l'accès au savoir est difficile et les livres sont rares. Trop rares. Il faut connaître le contexte local : à Buleleng, au nord de Bali, et surtout dans le coin de Wanagari (souvent dans les nuages et perché à 1400 mètres), le simple fait de lire est un acte souvent perçu dans les foyers comme étant plus subversif que pédagogique ! En effet, à 10 ou 15 personnes, enfants et adultes, réunies le soir dans une pièce mal éclairée et devant une télé allumée, il est difficile pour celle ou celui tenté (je n’ose pas dire absorbé !) par la lecture de s'isoler du groupe, tout comme il est rare d'avoir chez soi à la fois une lampe suffisamment correcte et des livres qui soient génialement intéressants…
Cette petite bibliothèque, qui en 2012 compte tout de même 4000 bouquins sur ses étagères, permet à quelques-uns de se fournir en livres, de les emprunter, bref de se plonger dans les pages et découvrir un autre monde, que ce soit pour le plaisir de lire ou pour celui d'apprendre. Ou encore celui de se divertir « autrement ». L'expérience de ces trois ou quatre dernières années a démontré que certains livres (BD, mangas, romans d'amour… ou plutôt à l’eau de rose, etc.) sont davantage sollicités que d'autres – et jouent ainsi un rôle prépondérant de « produits d'appel » vers d'autres lectures – puis, progressivement, certains habitants, surtout des lycéens, enseignants et autres adultes (des pemangku notamment), se tournent vers d'autres livres, d'autres univers culturels et intellectuels.
Ces lectrices et lecteurs s'étonnent parfois de découvrir, dans les rayons de la petite bibliothèque, des auteurs indonésiens et/ou balinais, autrefois interdits, censurés, tabous. Comme Pramoedya Ananta Toer (« Pram » pour les intimes), le romancier indonésien le plus connu, emprisonné sous Suharto et désormais (il est mort en 2006) totalement réhabilité ; mais aussi par exemple Putu Oka Sukanta, évoqué brièvement ci-dessus, un écrivain et poète de la région, dont les écrits sont à nouveau accessibles. Et puis il y a aussi toute la littérature « mondiale » (de Jean-Paul Sartre à Orhan Pamuk, en passant évidemment aussi par Da Vinci Code et Twilight !), jadis en grande partie mise à l'index par le pouvoir en place et qui aujourd'hui, massivement traduite en indonésien, (ré)apparaît avec un immense bonheur aux quatre coins du pays. Au demeurant, il est aussi assez ironique et surprenant de voir des écrits de Lénine, Marx ou encore Rosa Luxembourg et Che Guevara, être récemment traduits en indonésien… Ou encore Baudrillard ou Marcuse. Et tant d’autres, des plus consensuels aux plus subversifs. L'objectif de cette bibliothèque est donc non seulement de proposer des livres d'enfants, des contes balinais et autres légendes asiatiques, des livres sur les cultures indonésienne et l'identité balinaise, d'autres autour de la religion hindoue ou des spiritualités orientales, ou encore des livres d'histoire nationale et de politique internationale, mais également des publications trop longtemps censurées ou jetées dans les oubliettes de l'histoire d'une dictature en mal de propagande…
N'oublions pas non plus que cette partie nordique de l'île a particulièrement souffert, lors des événements tragiques de 1965-66, du simple fait que les habitants étaient plus pauvres, souvent issus de castes plus basses et plus facilement attirés par les sirènes marxistes. Jusque dans les années soixante, il existait à Buleleng une réelle vie intellectuelle, des revues littéraires, des poètes engagés, etc. Tout cela a brutalement disparu avec l'établissement de « l'Ordre Nouveau » cher au général Suharto. Ce dernier a, durant 32 longues années et sous couvert de « développement », posé ou plutôt imposé une chape de plomb sur le pays et bien sûr dans cette région défavorisée de Bali, moins rentable touristiquement et plus inquiétante politiquement… Indignés, effrayés puis apeurés, les habitants se sont tus car le régime a construit des routes, apporté de l'électricité et d'autres formes de progrès, en particulier la télévision (encore aujourd’hui en partie aux mains des militaires), toujours prête à diffuser la bonne parole idéologique… Au fil du temps, les villageois ont perdu le goût de lire et avec lui celui de réagir contre les injustices, ils se sont alors – comme un peu partout en Indonésie – contentés de survivre puis de s'enrichir en silence, laissant de côté le savoir et la connaissance critique pour des jours meilleurs. Ces jours heureux sont arrivés depuis la fin de la dictature…
Aujourd'hui, donc, la donne a profondément changé : le gouvernement indonésien est l'un des plus démocratiques (avec quelques bonnes réserves tout de même, ne soyons pas dupes ni aveugles !) du continent asiatique et, en l'espace de dix ans seulement, l'une des presses d'Asie les plus scellées est devenue l'une des plus libres. C’est un fait établi. Certes fragile, mais un fait tout de même. Cette situation a ouvert une (belle) brèche, mais rien n'indique que cela durera longtemps... Déjà des signes d'épuisement ou de repli apparaissent, d'aucuns estimant que la démocratisation a ses limites, surtout lorsqu'il s'agit du Savoir...
Mais, en attendant, la brèche reste entrouverte, des traductions de titres célèbres pullulent et une véritable scène littéraire indonésienne émerge au fil des ans... Notre objectif, pour le village et pour l’association, est de profiter au mieux de cette éclaircie culturelle voire de ce durable renouveau littéraire. Ainsi, des maisons d'éditions indonésiennes (la plupart javanaises), souvent modestes et relativement indépendantes, sont de plus en plus nombreuses à se lancer dans l'aventure du livre. Des fictions originales, des essais courageux – critiquant notamment la corruption ou revenant sur ce terrible passé qui ne passe pas – et bien entendu des traductions en indonésien d'œuvres majeures ou critiques, anciennes ou récentes, arrivent peu à peu dans les rayons des trop rares librairies du pays, cela pour le plus grand bonheur des habitants de ce gigantesque archipel (même si pour l'heure cette mini révolution littéraire concerne essentiellement l'île de Java, où se concentrent les universités et les intellectuels). Un autre but de notre petite association est d'accompagner cette contagion du savoir à d'autres îles, à commencer par Bali, et aussi le monde rural et montagnard. Certes, le défi est considérable mais, à nos yeux, le jeu en vaut largement la chandelle ! Parmi les freins, réels, qui relativisent la portée de cet enthousiasme, on peut signaler : d'abord, le prix des livres est cher pour les autochtones ; ensuite les habitants ne connaissent généralement pas l'existence de ces parutions ou nouvelles traductions ; enfin l'absence de « culture du livre » est délicate à combler et cela prend beaucoup de temps, exigeant donc non moins de patience... C'est précisément là où trois décennies de dictature, et de mal-développement à la mode Suharto, ont lessivé toute argumentation critique contre le pouvoir et la société.
Notre modeste projet entend simplement proposer des livres pour comprendre, agir et aussi réagir s'il le faut. L'enjeu consiste à promouvoir des savoirs utiles à tous, pour comprendre le monde et se préparer à mieux y vivre, avec plus de tolérance et d'échanges. N'oublions pas que les mentalités évoluent moins rapidement que l'économie ou même la politique, et que les anciens réflexes – hérités du temps mauvais de l'Ordre Nouveau – ont encore cours à la montagne ou à la campagne : certains ne lisent toujours pas car il n'y aurait pas de livres intéressants, seulement des ouvrages idéologiques, consensuels ou de propagande, etc. Le recours à la lecture s’apparente parfois à un retour à la liberté.
Au final, le but de la bibliothèque est d'offrir l'opportunité à celles et à ceux qui le souhaitent de lire autre chose que ce qu'ils ont l'habitude de lire (ou relire), que ce soit à l'école, au lycée ou dans les quelques bibliothèques existantes… La formation intellectuelle, collective ou autonome, n'est l'apanage ni de l'Occident, ni des hautes castes (balinaises) ou des nouveaux riches (indonésiens), et tout le monde devrait pouvoir avoir accès à ce bien universel qu'est le savoir : un droit en principe pour tous...
Il n’y a pas de littérature balinaise « vivante » sans livres à lire ni de lieu où on peut les trouver s’ils existent. Et ils existent bien. Ici dans ce lieu reculé comme ailleurs, à Ubud par exemple. Certains de ces précieux livres et témoignages ont même été heureusement déterrés de l’oubli… Il reste une chose à faire : lire !
Franck Michel
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Références citées :