kretek

L'art et la manière de fumer en Indonésie,
la kretek fait un tabac !

 

 

Dans tout l’archipel indonésien, on fume, on fume même vraiment beaucoup. Surtout les hommes. Impossible d’échapper au diktat de la clope, avec ses petits bonheurs et ses grands malheurs. Partout, les marques de cigarettes envahissent le paysage : publicités dans les cafés ou sur les murs, panneaux ou affiches défigurent les villes mais aussi les campagnes, sans oublier les écrans, les stades, les lycées et les multiples espaces culturels. Il est ainsi devenu courant d’organiser des événements sportifs ou musicaux avec l’aide précieuse – mais non moins toxique dans tous les sens du mot – des sponsors des grandes entreprises nationales de tabac. Par le biais d’un marketing agressif sinon totalement immoral, ces véritables conglomérats visent en priorité le public des jeunes, n’hésitant pas à verser de belles commissions aux jeunes qui apposeraient leur logo sur leur voiture ou leur moto… Nous sommes ici très loin de l’Occident et de ses combats ou campagnes anti-tabac, ici il ne faut pas espérer dénicher trop de messages de mise en garde pour la santé, et le prix du paquet est dérisoire comparé à celui pratiqué dans nos pays tempérées mais bien plus répressifs en matière de tabagie.

 

A Bali, on allume sa cigarette dès la sortie du temple, voire on fume aussi à l’intérieur, comme ici sur les hauteurs de Kintamani, et plus encore dès que l’on se pose dans un warung (gargote) où l’on est d’ailleurs très rapidement rattrapé par une publicité agressive et omniprésente poussant à la consommation des grandes marques de cigarettes.

Kretek
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En Orient, fumer ne ruine pas forcément les économies de l’adepte mais seulement et sûrement sa santé, comme partout ailleurs concernant ce dernier point ! En Asie en général et en Indonésie en particulier, le fait de fumer implique de nombreux paramètres : c’est souvent contribuer à des emplois directs ou indirects, c’est un geste convivial, d’échange et de rencontre, mais c’est surtout être « branché » pour une majorité de jeunes. La cigarette perçue comme un « outil » de lien social et comme un « vecteur » de convivialité est également une réalité indonésienne.

 

De plus, dans cet archipel réputé pour ses épices, la cigarette locale est devenue une véritable star sur le plan régional et peut-être bientôt mondial : en effet, les kreteks, ces fameuses cigarettes dites « aux clous de girofle », font un tabac, de Sabang à Merauke… En réalité, la kretek est une cigarette indonésienne locale confectionnée à partir d’un mélange plus ou moins savant de tabac, de clou de girofle et d’une sauce ou mixture aromatique. Le goût en est généralement un peu sucré ce qui participe à sa spécificité. Cela dit, et si le filtre délivre certes un agréable goût sucré pour certains, il demeure que, pour tous, le tabac et le papier employés restent très forts en goudron et en nicotine. La kretek n’est donc pas une cigarette totalement différente des autres…

 

Détail d’une cartouche de cigarettes « kretek », désormais disponibles non seulement en Indonésie mais aussi un peu partout dans le monde, à Paris par exemple. Les marques qui commercialisent des kreteks sont nombreuses et se livrent une très rude concurrence : GudangGaram, Bentoel, Dji Sam Soe, Djarum...

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L’histoire de la kretek se nimbe dans les effluves de l’histoire. N’est-il pas ironique qu’au début des années 1880, apparemment pour la bonne cause de la médecine, un asthmatique du nom de HajiJamahri inventait les fameuses kreteks ? L’objectif avoué était alors, par le simple fait de fumer, de gratifier les poumons de l’eugénol contenu dans le clou de girofle. Toujours à des fins médicales, car fumer devait être avant tout un remède, notre fumeur-inventeur débute illico, dans sa bonne ville de Kudus, la commercialisation de ses premières cigarettes miraculeuses…Effectivement, le clou de girofle est un excellent anesthésiant… mais cela ne suffit pas pour en faire un médicament miracle. Le père de la kretek meurt en 1890, soit avant d’avoir prouvé l’efficacité dudit remède mais également avant d’avoir réalisé de grands profits dans cette prometteuse industrie naissante. Le businessman qui prendra la relève s’appelle Nitisemito et c’est à lui, semble-t-il, que l’on doit – au début du XXe siècle – le véritable démarrage de l’industrie tabatière des kreteks en Indonésie. Son entreprise, Bal Tiga, prospère rapidement et va faire des émules, et quelques décennies plus tard quelque deux cents fabriques de cigarettes peuplent la seule île de Java : Kudus devient la capitale des kreteks. Actuellement, il existe un musée Kretek à Kudus, parfait exemple d’un tourisme industriel qui se marie au patrimoine local et national.

 

 

Sumba : dans les environs de Waikabubak, à l’occasion d’une cérémonie, un villageois « déguste » sa cigarette, un peu comme si c’était chaque fois la dernière : acte 1, la concentration ; acte 2, le plaisir…

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Aujourd’hui aussi, fusions obligent, il ne subsiste qu’une cinquantaine de manufactures de tabac en Indonésie. En réalité, deux sortes de kretek inondent le marché local de la clope : les kretek manuelles (roulées à la main et ressemblant à des joints ! Une ouvrière pouvant rouler jusqu’à 8000 cigarettes par jour !) et les kretek industrielles (dans ce cas, comme l’a voulu la révolution fordiste, les ouvrières sont remplacées par des machines !). De nos jours, les manufactures représentent près de 200.000 emplois directs répartis dans tout l’archipel, et les plus grands fabricants sont GudangGaram et Sampoerna. Nul doute, et en dépit des dégâts permanents entraînés par le tabac, que les kretek ont encore de beaux jours devant eux…

 

Dans son beau-livre consacré aux kreteks, Mark Hanusz rappelle le précieux patrimoine que cette énigmatique cigarette aux clous de girofles a légué à l’Indonésie : 120 ans de manufacture tabatière et plus encore une véritable culture de la cigarette, avec ce goût si particulier et cette odeur qui semble se mêler à celle de l’encens environnant. Pour l’auteur, la kretek n’est rien moins que « l’âme aromatique de la nation », cette cigarette est aussi le produit d’une histoire de rencontres entre deux mondes, celui des épices (l’Orient) et celui du tabac (l’Occident). De remède supposé à l’emblème d’une nation, et si elle n’a pas fait que du bien, la kretek a en tout cas fait du chemin. Il n’est donc pas étonnant que le grand écrivain indonésien, PramoedyaAnantaToer, amateur invétéré de kreteks, ait préfacé cet ouvrage de Hanusz, si bien dédié à cette petite tige à la longue histoire.

 

 

Au large de Padang et de la côte sumatranaise, sur l’île de Siberut, les Mentawai sont également des fumeurs assidus : courtes ou longues, les tiges ne quittent que rarement les lèvres des chamanes locaux. Fumer relève ici de l’art de la convivialité et confine à l’esprit des lieux... Les quatre portraits des sikerei (ou chamanes) mentawai portant clopes au bec témoignent sans doute aussi que l’acte de fumer et la pratique de la spiritualité sont intimement liés. Ici comme ailleurs. De tout temps, fumer une cigarette (souvent couplé avec un café) déclencherait l’inspiration…

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L’usage et la consommation du tabac en Indonésie ne se réduisent évidemment pas à la cigarette en encore moins à la seule kretek. De nombreux habitants, souvent dans les parties reculées de l’archipel, fument d’abord du tabac local, celui qui pousse dans leur jardin, dans leur plantation ou à l’orée de leur village. Ainsi en est-il encore souvent des pratiques des Papous, des Mentawaïs ou encore des Sumbanais.

 

 

Chez les Papous Korowaï, retirés dans les marais situés en terre asmat, fumer constitue l’une des activités journalières préférées des hommes, mais ici également des femmes et parfois des enfants… Voilà sans doute de quoi faire dresser les cheveux sur la tête des responsables d’ONG occidentales... Pipes à eau, kreteks, bidis locales, cigarettes à rouler ou d’importation, tout est bon à fumer.

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A Papua, sur le marché de Wamena, ici en 1999, les Dani et les Lani vendent du tabac compacté, soit pour leur propre consommation soit pour offrir à des proches lors des fêtes au village. Dans cette région du monde, le tabac est notamment une valeur traditionnelle d’échange entre clans, amis et visiteurs.

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Dans l’ouest de l’île de Sumba, sur le marché de Waikabubak, on roule de belles « tranches » de tabac qu’on découpera ensuite en fonction de la quantité demandée par le client.

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On compte aujourd’hui 60% du milliard de fumeurs existants vivant sur le sol asiatique, dont une bonne partie en Indonésie. En 2010, la Muhammadiyah – l’une des deux principales organisations musulmanes en Indonésie – a édicté une fatwa contre le tabagisme, un fléau considéré immoral selon la loi coranique. Mais, pays musulman ou pas, ici ce sont les grands cigarettiers qui ont le dernier mot. Et s’il n’y a pas de fumée sans feu, il n’y a pas non plus d’économie nationale sans manufactures de tabac… C’est tout le problème. Un article paru dans Géo (octobre 2011) rappelle, selon une étude de 2008, qu’avec « 11 millions de travailleurs, la filière du tabac est le deuxième employeur indonésien ». Selon cet article, le tabac tuerait chaque année environ 500.000 Indonésiens… Ce n’est pas un hasard non plus si, à ce jour, l’Indonésie n’a toujours pas ratifié la convention de l’OMS sur la lutte contre le tabagisme. Cette situation inquiète de plus en plus de médecins indonésiens qui constatent que le nombre de fumeurs ne cesse d’augmenter (représentant 63% de la population masculine dans le pays) et que le gouvernement ne fait rien en termes de mesure, de sensibilisation ou de prévention. La santé publique n’est pas encore une priorité des dirigeants, mais cela pourrait changer par la force des choses...

 

La télévision regorge de messages publicitaires encourageant la consommation de tabac et il est rare dorénavant de voir un concert ou un match qui ne soit pas sponsorisé par une marque connue de cigarettes. Via un marketing très offensif, des paquets de cigarettes sont offerts aux jeunes aux portes des lieux culturels, des cafés, voire des établissements scolaires ! Dans les lieux nocturnes, des hôtesses dévêtues mais bien fournies en cigarettes pourront convaincre les plus récalcitrants ou résistants à l’emprise du tabac… Là où ça se complique aussi, c’est que les puissants cigarettiers sponsorisent également certains gouvernements locaux pour des travaux publics ou des constructions d’infrastructures comme l’éclairage urbain par exemple. Si des brigades de répression du tabagisme existent bel et bien, c’est plus pour la forme, l’image… et pour récupérer un peu de taxes faciles auprès des fumeurs verbalisés ! L’industrie du tabac est au cœur du couple pouvoir-économie en Indonésie. Ainsi, la prochaine élection présidentielle est prévue en 2014, et le lobby du tabac est déjà sur les planches, distribuant ce qu’il faut aux partis politiques en lice dans le but de préserver ses acquis et privilèges : « Quel que soit le vainqueur du scrutin, il aura reçu de l’argent de cette industrie, soupire Alex Papilaya, le directeur de Tobacco Control Support Center », cité dans l’article de Géo. Dans un tel contexte, lutter contre le tabagisme relève sans doute un peu du masochisme, mais il y a toujours un Don Quichotte qui se promène quelque part et fera un jour bouger les choses pour remettre un peu de justice dans ce bas-monde…

 

On l’aura compris, partout en Indonésie fumer renvoie encore à un besoin – social et individuel, et puis aussi économique et politique ! – quasi vital, et même si la kretek règne en maître et fait un tabac dans l’archipel, elle représente avant tout « le » tabac d’Indonésie. Sujet de débat et objet de fierté, pour le meilleur (la culture) mais aussi pour le pire (la santé)…

Franck Michel

 

 

 

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Pour aller plus loin

 

 

  • Hanusz Mark, Kretek. The Culture and Heritage of Indonesia’s Clove Cigarettes, Singapour, Equinox Publishing, 2000, 225 p
  • Segal Catherine, “L’Asie fume à pleins poumons”, Géo, Paris, n°392, octobre 2011, pp. 92-104