On connaît la route de la Soie ou celle des Indes mais on a quelque peu oublié les routes des épices. Certes, elle est historiquement pavée d’embûches et surtout de sang et de larmes. A nos yeux, elle paraît également bien lointaine, dans le temps (XVIIe siècle) comme dans l’espace (13000 kilomètres). Le chemin très prisé pour parvenir à ces épices exotiques (notamment clous de girofle et noix de muscade) méritait peut-être une bataille mais pas autant de guerres, passées et présentes, car l’histoire si douloureuse de la double conquête – à la fois économique et coloniale – de ce modeste archipel est tout sauf un long fleuve tranquille. Alors qu’en Amérique du Sud à la même époque, le métal jaune et ses promesses justifiaient aux yeux de beaucoup d’Européens le mythe de l’Eldorado, en Insulinde l’or portait le nom d’épices exotiques, rares, précieuses, valant par conséquent leur pesant d’or sur le marché de cette première mondialisation en pleine gestation depuis l’avènement – et aussi le massacre organisé – desdites « grandes découvertes ». Grandes surtout car très lucratives. Les Moluques et leurs épices n’échappent en rien à cette triste réalité et dure loi du marché.
Les îles indonésiennes sont un peu à l’image des poupées russes : ainsi, si les Moluques représentent un modeste archipel oriental au sein de l’immense archipel indonésien, le minuscule archipel de Banda n’est quant à lui qu’une petite composante de l’archipel des Moluques. En fait, les îles Banda (au nombre de dix mais seules sept îles sont habitées) occupent le sud du district appelé « Moluques Centre » qui se trouve dans la province officiellement dénommée « Moluques » (formant avec la province de « Moluques Nord » l’ensemble de l’archipel des Moluques). La richesse de cet archipel tient en un mot : la muscade. En effet, le muscadier est un arbre indigène, originaire uniquement des îles Banda, d’où les querelles et autres batailles pour en conquérir les précieux fruits qui ressemblent à des abricots mais dont la valeur tout comme la saveur sont autrement plus fortes.
Le texte qui suit retrace l’histoire tourmentée du territoire de Banda et de ses épices tant convoitées et à l’origine de tant de mises aux fers et d’affaires.
Le fruit du muscadier enrobant la précieuse noix. Il semble ici, tel un trésor longtemps pourchassé, soudain tomber du ciel ! A droite, les amandes locales – noix de kenari, du nom de l’arbre qui est souvent planté aux abords des muscadiers dans le but de protéger ces derniers du soleil. Dans les mets raffinés de Banda, ces amandes de kenari sont notamment utilisées pour cuisiner une délicieuse sauce qu’on déguste avec des aubergines.
Les dix îles qui composent l’archipel des Banda, dont sept plus ou moins habitées, ont à la fois une histoire et un peuplement singuliers pour l’est indonésien. La plus grande est Banda Besar (comme son nom l’indique) et la plus connue, peuplée et dynamique, est Banda Neira. Juste en face sur trouve Pulau Gunung Api, dont le volcan s’élève à 656 mètres. Une éruption qui a fait 3 morts et de nombreux blessés, et plus encore de déplacés (notamment à Lautaka, au nord de Banda Neira), a eu lieu en 1988. La petite île de Syahrir, également nommée Pulau Pisang (soit « l’île des bananes »), se situe légèrement au nord, plus près de Besar que de Neira. Les trois autres îles sont plus éloignées, Hatta à l’est et Ai et Run à l’est du « centre » constitué par Banda Neira. A noter que Pulau Hatta et surtout Pulau Run sont difficilement joignables durant la saison des pluies, les vagues étant souvent trop hautes et la mer trop capricieuse.
L’histoire des épices et de leurs multiples conquêtes est antique et s’étale dans un flux d’échanges et de rencontres tant culturelles qu’économiques. Ainsi atteste-t-on de la présence de clous de girofle sur le site de Terqa en Syrie en 1721 avant J.-C. alors qu’on sait pertinemment que les clous de girofle proviennent, à l’origine, du nord des Moluques ! L’histoire des voyages aussi ne date donc pas d’hier. Et si l’épice reine de Ternate est le clou de girofle dont les habitants ne sont pas peu fiers, la noix de muscade, elle, s’origine dans les îles de Banda. Depuis 4000 ans, fournissant les empires temporellement aux commandes, les marins austronésiens font commerce des épices tout en découvrant d’autres toits, fois et lois, tout le long de leurs routes maritimes. Ces mêmes marins, descendus jadis de Chine, naviguent vers l’Inde en y transportant à fond de cales, ainsi que le mentionne déjà le Ramayana autour de 300 avant J.-C., des sacs de bois de cannelle, de clous de girofle et de noix de muscade. C’est ensuite à partir de l’Inde que le business s’internationalise encore davantage, en poursuivant pas vraiment sagement le chemin sinon la ruée vers l’ouest.
Une carte ancienne des îles Banda et une carte approximative trouvée sur un mur d’une guesthouse à Banda Neira , et deux portraits du cruel Jan Pieterszoon Coen, gouverneur général de la VOC, et bourreau des autochtones de Banda, surnommé « le boucher de Banda », au début du XVIIe siècle.
Les îles Banda ont été « découvertes » une première fois par les Portugais en 1512 peu après l’établissement de leur comptoir à Malacca. Comme l’écrit Ian Burnet dans sa belle évocation des Spice Islands : « L’arrivée d’Antonio de Abreu et de ses deux vaisseaux à Banda en 1512 a été le point culminant d’une quête de 1500 ans de la part des Européens pour atteindre les fabuleuses îles des épices ». Mais, débarqués les premiers, les Portugais ne vont pas installer de base arrière à Banda, préférant les deux îles du nord des Moluques – Ternate et Tidore – cœur du commerce des clous de girofle, premières épices à connaître leur âge d’or et de sang. L’équipage de la flotte portugaise, dirigée par Francisco Serrao, apprécia l’hospitalité des autochtones et séjourna durant un mois sur place, avant reprendre les voiles.
Les Hollandais arrivent à Banda en 1599 talonnés de près par les Anglais qui ne voulaient pas rester sur la touche dans cette conquête des lointaines îles aux épices. Et ce sont les Hollandais qui s’installent durablement et d’emblée leur souhait fut non seulement de s’enrichir mais d’obtenir le monopole du commerce des épices dans toute la région.
Portrait de Pieter Both, le tout premier gouverneur général de la VOC, d’origine belge (il donna ainsi le nom « Benteng Belgica » au fort construit à Banda Neira en 1611). A droite, le tableau (qu’on trouve au musée de Banda Neira) qui retrace l’épisode dramatique du massacre des 44 chefs traditionnels (les « orang kaya ») dans l’enceinte du Fort Nassau en 1621, sous le commandement du « roi Coen ».
Les nouveaux colons édictent des règles et autres traités inégaux avec les chefs des villages de Banda afin que l’exclusivité du commerce des épices puisse leur revenir. Les autochtones ne se conformaient que sous la contrainte à ce diktat économique. Les habitants des îles Banda, devenus dépendants du commerce avec les Européens, d’autant plus que leurs terres furent entièrement consacrées à la production d’épices, et surtout de noix de muscade, étaient alors obligés de travailler avec les étrangers afin, pour survivre, de se procurer d’autres denrées ou produits de l’extérieur… Mais les Hollandais ne juraient que par cet eldorado d’épices et refusaient de transporter d’autres produits dans leurs cales. Logiquement, les tensions s’accrurent entre colons néerlandais et autochtones insulaires, et le début d’une résistance musulmane face à l’occupant européen peut également être daté de 1609. Cette rébellion survient après la construction, contre l’avis des locaux, du fort Nassau à Banda Neira.
Prétextant une relance des négociations commerciales, des chefs coutumiers de Banda montent une embuscade lorsqu’ils proposent une rencontre avec les Hollandais au fort Nassau précisément : l’amiral Verhoeven et 42 de ses subordonnés furent massacrés. A ce moment précis, le point de rupture a été atteint. Plus rien ne sera comme avant. Les relations avec les autochtones se détériorent rapidement et les Hollandais considèrent que la conquête totale était nécessaire pour contrôler efficacement le modeste archipel. Surtout que les Anglais voulurent également occuper la place commerciale des îles Banda, une concurrence inacceptable et qui a énervé les Néerlandais lorsqu’ils ont vu que les Anglais pratiquaient déjà du commerce de muscade dans les îles de Ai et de Run. Si entre 1610 et 1620, la présence hollandaise fut sporadique, et de fait guère problématique, la situation va drastiquement changer par la suite.
La coriace VOC, toujours présente dans les têtes, comme dans la pierre, sur le bateau, sur le portail, sur les murs… Un sigle tragique devenu signe touristique. Et témoin clé d’une mémoire vive et douloureuse.
Mûrement préparée, et dirigée par l’infâme Jan Pieterszoon Coen, nouveau gouverneur général de la VOC, la conquête sanglante – avec ses 13 vaisseaux appareillés et plus de 1500 soldats embarqués à Batavia – a lieu en 1621, date marquée d’une pierre noire par tous les habitants de Banda jusqu’à nos jours. Les Hollandais occupent tout l’archipel puis capturent les 44 chefs traditionnels (les « orang kaya », selon la terminologie locale) qui seront exécutés en public au fort Nassau dans le but de soumettre l’ensemble des villageois. Dans la foulée, sur une population totale estimée à cette période d’environ 15000 personnes, au moins 14000 d’entre elles sont tuées ou exilées (dans les îles Kei notamment). Suite à ce véritable génocide orchestré par Coen, à peine 1000 personnes survivront, les plus jeunes et donc aussi les plus malléables par le nouveau pouvoir colonial en place. Des colons hollandais prennent possession des terres et s’entourent d’esclaves qu’ils ont fait venir d’autres îles d’Insulinde. Ces planteurs hollandais (dénommés « perkeniers » en néerlandais) créent une empire commercial, ici basé sur les noix de muscade, qui comptera autour de 70 plantations dans le seul archipel des îles Banda, notamment sur les îles Banda Besar et Pulau Ai.
A Pulau Ai, le Fort Revenge, son entrée-tunnel, son canon, et sa mosquée et la mer au loin.
A propos de ce terrible massacre dont le souvenir reste ancré et nourrit toujours la mémoire collective à Banda, dans leur beau-livre consacré à cet archipel, Willard A. Hanna et Leonard Lueras rappellent que « la population indigène de Banda a été quasiment éradiquée en 1621, lorsque le gouverneur général en place de la VOC, Jan Pieterszoon Coen a ordonné le massacre systématique de tous les hommes âgés de plus de 15 ans ». Il y a des choses dans l’Histoire qu’on ne peut oublier. Ces hommes « manquants » ont été remplacés par des travailleurs makassars soumis, des coolies javanais dociles, et des esclaves timorais et papous contraints de travailler dans les plantations de muscade. Plus tard, ces nouvelles populations locales ont été rejointes par des marchands, bref essentiellement des commerçants, en l’occurrence des Européens, des Chinois, des Bugis et des Arabes. Tout ce monde agité et mélangé forme, avec de beaux restes jusqu’à nous jours, une mosaïque unique en Indonésie, une nation pourtant habituée aux brassages de toute sorte. Les habitants actuels de Banda descendent de tous ces multiples apports de population, de culture et de religion. Un métissage qui est aussi le gage de l’ouverture d’esprit des habitants dont la force a été de se forger une identité singulière à partir de ces apports exogènes et variés. Un micro exemple (Banda) qui pourrait, voire devrait, constituer un exemple pour une vision plus macro (Indonésie). Mais avant cela le petit archipel des îles Banda pourrait et devrait exporter ce modèle de tolérance et d’ouverture à l’ensemble de l’archipel des Moluques, dont tous les résidents actuels ne semblent pas encore convaincus du bien-fondé de vivre tous ensemble dans les mêmes eaux et les mêmes villages.
Au XVIIe siècle, sous le règne du « roi Coen », également surnommé « le boucher de Banda », si les Hollandais et leur rigide VOC vont durablement contrôler l’exploitation et le commerce des épices, surtout celui des noix de muscade, une petite île encore leur échappe, elle est pourtant seulement située à 10 kilomètres de Banda Neira : Run. Ultime possession anglaise dans ce vaste territoire épicé aux mains des Hollandais, c’est la détermination de Nathaniel Courthope – dont on peut admirer aujourd’hui la demeure à Banda Neira – qui est responsable de cet acharnement qui aura duré six ans. La garnison anglaise ne cédera d’ailleurs la modeste île qu’après la capture et la mort de Courthope, véritable héros romanesque dont l’épopée a été magistralement décrite dans un livre de Giles Milton. Les insulaires de Run vont ensuite atrocement souffrir sous le joug des Hollandais qui vont couper tous les muscadiers plantés sur l’île et mettre tous les hommes adultes en esclavage.
Défaits partout dans les Moluques, les Anglais sont contraints de décamper des lieux mais non sans négocier astucieusement le « prix » de Run. Le traité de Breda, signé en 1667, précise l’échange entre deux îlots très éloignés l’un de l’autre : Run revient à la Hollande tandis qu’en échange l’Angleterre reçoit Manhattan dans ce qui était alors la Nouvelle Amsterdam (plus tard New York). A cette époque, peu nombreux furent ceux – de part et d’autre – qui purent imaginer le destin de Manhattan dès le siècle suivant, et le sort oublié dans lequel va sombrer Run ! Aujourd’hui, il est amusant de voir certains bateliers locaux dirent aux rares touristes de passage : « Vous voulez que je vous emmène à notre New York ? »….
La seule église (protestante) debout à Banda Neira et, non loin, les vestiges d’un ancien temple chinois.
Au XIXe siècle, l’archipel de Banda – à l’instar des Moluques en général – ne sera plus ni rentable ni en vogue, et il retrouvera une pesante tranquillité dont les autochtones avaient oublié jusqu’au souvenir, tellement les trois derniers siècles furent intenses et rudes. Au milieu du XXe siècle, Mohammed Hatta (premier vice-président de la République fraîchement indépendante) et Sultan Syahrir (un premier ministre sous l’ère de Sukarno), se souviendront de leurs années d’exil à Banda Neira durant la lutte anticoloniale dans les années 1930. Leurs demeures sont aujourd’hui autant des sites touristiques que des lieux de mémoire.
En premier trimestre 1999, au début des affrontements interreligieux dans les Moluques, les îles Banda n’ont pas été épargnées : des églises incendiées, des maisons brûlées, des gens déplacées et des dizaines de victimes des atrocités, surtout à Banda Neira et à Banda Besar : à Walang et à Lonthoir (Banda Besar), des villageois chrétiens furent assassinés dans leurs maisons ou sur leur plantation, y compris ledit dernier perkenier Wim de Broeke, descendant d’une longue et riche lignée de planteurs hollandais. Certains chrétiens se convertissent de force, d’autres – la plupart – fuient et s’embarquent pour d’autres îles, Seram tout particulièrement. A Lonthoir, un autochtone d’origine chinoise, chrétien mais aujourd’hui converti à l’islam, a vu en 1999 toute sa famille périr devant lui au milieu d’une nuit de terreur. Après avoir survécu, il a fui un moment à Jakarta avant de revenir s’occuper de la plantation que ses ancêtres possèdent depuis plus de 300 ans… La vie continue même si le goût n’en est plus le même. Restent les épices.
En résumé, dans les îles Banda, deux tragédies – une ancienne/coloniale et une récente/religieuse – alimentent l’histoire locale : d’abord, 1621, moment clé de cette histoire douloureuse et prédatrice et qui frappe au cœur le passé du sceau d’un massacre toujours figé dans la mémoire des habitants actuels ; puis 1999, une autre date symbole mais d’une tout autre tragédie, également meurtrière, et dont on souhaiterait tant que les causes appartiennent définitivement au passé.
Mais les démons de ce passé qui ne passe pas surviennent régulièrement : on l’a vu en mai 2012 dans les rues d’Ambon, épicentre de la violence religieuse dans les Moluques, mais également à Banda Neira en 2011 lorsqu’un Chinois autochtone a été tué sauvagement à la machette. L’affaire est en cours et rien n’indique que le véritable suspect soit découvert. Les locaux disent souvent qu’il vaut mieux oublier et passer à autre chose, la paix insulaire et intérieure est à ce prix : autrement dit, pas de vagues sauf dans l’eau translucide de la très belle mer de Banda…
A Pulau Ai, un « ancien » employé témoigne encore de l’univers de la plantation sous administration coloniale ; à droite, à Banda Besar, un résident qui a tout perdu – sa foi, sa famille, ses illusions – pose dignement devant les restes de sa maison détruite lors du conflit meurtrier de 1999.
A Banda Neira, le spectacle à chaque arrivée de ferry et, en face, l’île bien nommée de Gunung Api.
Franck Michel
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