Entre 1942 et 1945, l’occupation japonaise en Indonésie a laissé, un peu partout dans l’archipel, une mémoire triste et amère, en particulier pour les femmes autochtones. Quasiment toutes mineures à l’époque et, pour les survivantes, au moins octogénaires aujourd’hui. Les militaires nippons ont pris de force – « enrôlé » en quelque sorte aussi – des milliers de jeunes filles pour les faire « travailler » comme « femmes de réconfort » (jugun ianfu, en japonais), une terminologie bien militaire et très hypocrite (un peu comme lorsque les bidasses français, embourbés en Indochine, parlaient de leur côté de « BMC » pour désigner les « bordels militaires de campagne ») pour en fait parler d’esclaves sexuelles disponibles et corvéables à merci pour les soldats japonais loin de la terre patrie.
Après un demi-siècle de chape de plomb et devant la honte nationale qui semble affecter tout l’archipel indonésien et les stratégies de déni et d’oubli qui l’accompagne, les chiffres des victimes varient énormément : entre 5000 et 20000, peut-être plus selon des témoignages récents. Les jeunes Indonésiennes ainsi contraintes de se prostituer avaient entre 13 et 16 ans et furent, en général, enlevées aux familles, kidnappées dans la rue, embarquées et entassées comme du bétail dans des camions puis dans des baraquements aux abords des camps militaires. Certaines ont été manipulées par les autorités d’occupation qui leur promettaient un emploi intéressant, d’autres ont été recrutées ou signalées par des chefs de village ou même, plus rarement, par des membres de leurs familles… Remuer ce passé peu glorieux peut donc froisser quelques individus trop bien planqués.
Il fait savoir que les filles qu’on appelait jugun ianfu sont exclusivement celles spécialement « acheminées » pour servir dans les bordels militaires : leur « travail » avait des horaires fixes, comprenait des visites médicales obligatoires, et les soldats étaient tenus d’utiliser des préservatifs. Une organisation du travail toute nippone, efficace, rentable et cadencée. L’objectif du gouvernement japonais d’alors était simple : stimuler le moral des troupes de base tout en évitant les maladies vénériennes et les viols collectifs dans les villages conquis… Rien de tout cela ne fut sans doute réellement « acquis », bien au contraire. Ce discours ne fait que reprendre la propagande impériale et haineuse de l’heure. Les viols furent permanents et, de facto, le système des jugun ianfu n’était qu’une mesure utilitariste et rationnelle pour mieux contrôler à la fois les peuples vaincus (les femmes indonésiennes en l’occurrence) et les troupes nippones au cas où elles en venaient à s’interroger du bien-fondé des invasions armées (les hommes japonais).
Dans son livre, intitulé Perawan Remaja dalam Cengkraman Militer. Catatan Pulau Buru (« Jeunes filles en fleur sous emprise militaire. Récits de l’île de Buru », malheureusement pas de traduction française pour l’instant, mais une anglaise : Young Virgins in the Military's Grip. Notes from Buru Island), l’écrivain Pramoedya Ananta Toer (1925-2006) traite de cette histoire taboue concernant les crimes de guerre japonais à l’encontre des femmes indonésiennes. Le premier et grand mérite de cet ouvrage à caractère historique est donc de déterrer ce passé – honteux pour de nombreux Indonésiens – qui traînait dans les oubliettes de l’histoire officielle. Le livre débute par une chronologie rappelant le contexte historique et que je rappelle ici à mon tour : « 1941 : en décembre, les Japonais déclenchent une attaque aérienne contre Hawaii, le 50e Etat des Etats-Unis. Les Etats-Unis et le Royaume-Uni déclarent immédiatement la guerre au Japon. Déclaration suivie par celle du gouverneur des Indes néerlandaises. C’est ainsi qu’éclate la guerre du Pacifique. 1942 : utilisant la tactique de l’Allemagne, le Japon lance une guerre éclair en Asie du Sud-Est. Tous les pays colonisés par l’Occident tombent entre les mains de l’armée impériale japonaise. En mars, Java tombe à son tour. […]1943 : les attaques de grande envergure des Alliés en Asie du Sud-Est contraignent les forces armées japonaises à une position défensive. […] Les liaisons maritimes et aériennes devenant difficiles, l’armée impériale ne peut plus faire venir de femmes de réconfort du Japon, de Chine ou de Corée. Pour les remplacer, les jeunes filles indonésiennes sont envoyées en première ligne afin de divertir les troupes ».
Les couvertures de deux récentes éditions du livre de « Pram » évoquant la question des femmes indonésiennes prostituées de force par les Japonais durant la Seconde Guerre mondiale.
Quand le livre de Pramoedya sort en 2001, il met en fait un terme sur un long silence complice, savamment entretenu par le régime de Suharto pendant 32 ans. Précisons que ce livre-document a été rédigé bien auparavant, dans les dures années 1970, pendant que Pram croupissait sur l’île de Buru dans un exil forcé qui n’avait rien de doré. Depuis, les Japonais s’étaient vaguement excusés, sont devenus au fil du temps de bons investisseurs et partenaires économiques, bref l’objectif « national(iste) » était de ne pas se fâcher avec eux pour quelques menus « détails » de l’histoire… Et puis il était plus simple de tirer un trait sur ce passé afin d’éviter de raviver des plaies encore ouvertes ici ou là. Il demeure que le travail de mémoire, grâce à Pram et à ce récit (enfin) paru trois ans après la chute du dictateur, ne faisait que commencer. Au compte-goutte, quelques timides témoignages de femmes autrefois abusées commencent à remonter à la surface. Car il faut beaucoup de dignité et de courage à ces vieilles femmes pour oser parler cinquante après les faits de ces événements jusqu’alors murés dans un lourd et consensuel silence. Déjà, vers le milieu des années 1970, lorsqu’il ébauchait ce livre, Pramoedya « s’est appuyé sur des témoignages recueillis auprès de codétenus qui avaient eu l’occasion de parler à des femmes originaires de Java envoyées durant la guerre à Buru pour satisfaire les troupes japonaises », ainsi que le rapporte la journaliste Nunuy Nurhayati dans l’hebdomadaire indonésien Tempo en octobre 2010. Il va sans dire qu’une nation qui aspire à être une démocratie digne de ce nom ne peut faire l’impasse de pans entiers de son histoire.
Dans ce recueil où la parole revient salutairement aux anciennes « jeunes filles en fleur sous emprise militaire », Pramodeya raconte les abus constants et les désirs bestiaux des soldats nippons. Il témoigne de ces vaines promesses du gouvernement japonais qui disait vouloir envoyer des jeunes filles indonésiennes pour étudier à Tokyo. Nombre de Javanaises furent ainsi « recrutées ». Dans son rôle auto désigné de « grand frère », le Japon veut « aider » ses petites sœurs asiatiques à mieux grandir, mais en fait elles serviront de chair fraîche pour des soldats en grande demande. Finalement, assez peu de filles tomberont dans ce piège des « bourses d’études au Japon » car les familles avaient très peur de la bestialité des Japonais, au vu de ce qu’ils constataient sur place. Mais, sous la pression en plus de la propagande, certaines partiront au loin, de gré ou de force. Souvent, leur destin demeurera un mystère, et rares furent celles qui purent donner des nouvelles.
Cependant, durant son incarcération à Buru, l’écrivain banni aura l’occasion de rencontrer quelques vieilles femmes qui, jadis envoyées faire des études à Tokyo, en sont revenues saines et sauves. Certaines furent mariées de force à des locaux au Japon. Désormais, elles ont tant bien que mal reconstruit leur vie à Buru, souvent après avoir été également envoyées ici pendant la guerre dans le but de « distraire » la soldatesque au moins aussi friponne que nippone. Et Pram relève qu’elles ne souhaitent, pour la plupart, plus évoquer cette douloureuse période ni même le récit de leur « transfert » sur l’île de Buru, lieu de perdition forcée mais où elles habitaient dorénavant, souvent avec maris et enfants. Elles ont enterré leur passé et s’en accommode autant que possible. Pour fuir le spectre de la survie et reprendre goût à la vie. Car pour ces femmes revenues de l’enfer – qu’il ait été au Japon, à Java, à Buru ou encore ailleurs – arriver à revivre est la priorité et pour ce faire l’histoire – leur histoire – se doit d’être abolie. Pour toujours de préférence. Pourtant, les conversations que Pram et certains de ses compagnons de bagne ont eu avec ces femmes, parlant parfois à l’aide d’expressions soutenues javanaises, indiquent que tout leur passé n’est pas éradiqué. Des bribes, soigneusement sélectionnées, subsistent, comme pour s’ancrer désespéramment à des tranches de vie antérieure, c’est sans doute aussi pour elles une question de survie.
Dans les témoignages recueillis auprès de ces femmes, qui ont refait leur vie à Buru loin désormais des Japonais honnis et repartis mais aussi loin des leurs, restés à Java le plus souvent, Pramoedya retient la brutalité des forces d’occupation pendant la guerre, la bestialité des militaires et le courage des victimes. L’auteur dira d’ailleurs qu’il a écrit ce livre afin que les femmes indonésiennes d’aujourd’hui puissent toujours se souvenir de leurs consœurs victimes sexuelles de l’atrocité des forces d’occupation japonaises dans les années quarante. Un livre pour ne pas oublier et ne plus enterrer ce regrettable passé. Personnellement aussi, Pram se remémore certains faits. Ainsi, dans un entretien accordé à Kees Snoek en 1991, il se souvient que pendant l’occupation militaire japonaise en Indonésie, il y eut aussi des viols de femmes locales dans sa ville de Blora, à Java. Il se rappelle tout particulièrement d’un soldat nippon qui, après avoir violé une fille, l’a ensuite fusillée sans le moindre état d’âme sur la place du village. La guerre, partout, renvoie à la banalité du mal sur fond de violence instrumentalisée.
Dans un récent article, initialement paru dans l’hebdomadaire indonésien Tempo, Nunuy Nurhayati évoque à son tour, notamment par le biais de la parution de deux nouveaux livres sur la question, le sort tragique des « femmes de réconfort » indonésiennes pendant l’occupation japonaise. D’une part, l’anthropologue hollandaise Hilde Janssen – qui aujourd’hui réside en Indonésie – a entrepris une longue enquête sur les femmes de réconfort qui a abouti à la publication d’un ouvrage de référence, hélas seulement disponible pour l’heure en néerlandais. D’autre part, le photographe hollandais Jan Banning, ayant déjà travaillé et publié des clichés et un livre sur les travailleurs forcés sous l’occupation japonaise, a consacré son dernier opus au drame des « femmes de réconfort » indonésiennes. Ensemble, l’anthropologue et le photographes ont également réalisé un documentaire et une exposition sur le même thème.
A Semarang, Hilde Janssen s’entretient avec Paini, une femme de 80 ans, bouleversée pendant qu’elle raconte sa descente aux enfers alors qu’elle venait tout juste d’entrer dans l’adolescence. Ainsi, à l’âge de 13 ans, rapporte Nunuy Nurhayati dans son article de Tempo, repris dans Courrier International, « la jeune fille avait été contrainte de travailler dans une caserne de l’armée d’occupation japonaise à proximité de son village. Les premiers temps, flanquée d’un groupe de soldats nippons, elle faisait la tournée des maisons pour collecter des vivres. Puis elle reçut l’ordre de creuser des canaux d’irrigation et d’aider aux cuisines. Mais une nuit son destin bascule. Une patrouille vient la chercher. Elle est conduite à la caserne et violée. Et ainsi de manière répétée pendant cinq mois. ‘Lors notre entretien, elle avait du mal à se résoudre à prononcer le mot viol’, explique Hilde ». Après la guerre, elle s’est mariée trois fois… et à chaque nouvelle union l’échec a été au bout en raison de son passé qui ne passe pas ou très mal.
Le récit de Hana Rambe sur le destin d’une femme exploitée dans l’archipel de Banda, aux Moluques. A droite, les couvertures du livre de témoignages de Hilde Janssen, et une photo de l’auteur (source : Internet).
Enrôlée de force, à l’instar de tant de milliers d’autres Indonésiennes (et Asiatiques dans les pays voisins), comme « jugun ianfu » (« femmes de réconfort pour l’armée » en japonais), elle a toutefois eu l’immense courage de témoigner de son calvaire devant le micro de Janssen. D’autres aussi ont suivi, comme Mardiyah, 84 ans, dont le destin n’est guère plus envieux : « Sauf que Mardiyah était déjà mariée lorsqu’un caporal nippon lui demanda d’emménager à la caserne pour laver le linge. Mais, en plus de son activité de blanchisseuse, elle fut enrôlée au côté des travailleurs forcés affectés à la construction de routes et au creusement de tranchées. Bientôt, sous la contrainte, elle devient la ‘maîtresse’ du caporal, puis fait une fausse couche alors qu’elle transporte des pierres. ‘Je ne savais même pas que j’étais enceinte, mais, lorsque j’ai perdu tout mon sang, je me suis sentie soulagée. J’avais au moins évité la honte d’avoir un bébé japonais’, raconte-t-elle ». Ces récits illustrent la teneur de l’ouvrage de Hilde Janssen – intitulé Schaamte en onshuld. Het verdrongen oorlogsverleden van troostmeisjes in Indonesië (« Honte et innocence. L’histoire de guerre refoulée des femmes de réconfort en Indonésie ») – qui contient au total 18 témoignages de cette trempe, un travail de longue haleine pour retrouver une mémoire diffuse et honteuse, et transmettre ce passé aux plus jeunes. L’anthropologue a interviewé une cinquantaine de femmes autrefois esclaves sexuelles des Japonais mais le plus difficile fut de les trouver, puis les retrouver, et enfin espérer qu’elles acceptent de parler… En 2010, ces 18 portraits de femmes, photographiées par Jan Banning (les clichés sont repris dans son livre), ont été exposées, avec les commentaires adéquats, au centre culturel néerlandais de Jakarta. Une première pour qu’on se souvienne et qu’il faut souligner.
Pour retrouver ces cinquante femmes, Hilde Janssen est partie sur les traces des garnisons japonaises réparties jadis sur le sol indonésien : de Sumatra à Java, en passant par Kalimantan et jusqu’aux Moluques. Les tabous et les masques furent difficiles à faire tomber, la patience était de mise pour cette longue enquête. Janssen note : « J’ai approché toutes les grandes organisations indonésiennes qui s’étaient occupées de la question. Mais ces structures avaient perdu le contact avec les réseaux qu’elles avaient tissés par le passé. Et, quand je rencontrais une personne qui avait essayé d’aider ces femmes, elle refusait de me les présenter, ne voulait plus entendre parler de cette histoire ou au motif qu’elle était gênée vis-à-vis de ces anciennes jugun ianfu à qui l’on avait promis des réparations dont elles n’avaient jamais vu la couleur ». Puis, peu à peu, les langues se délient, notamment à Bukittinggi, où l’anthropologue a retrouvé la trace de deux anciens heiho (supplétifs indonésiens engagés dans l’armée d’occupation japonaise) qui étaient chargés de dresser la liste des jugun ianfu. Cette aide fut précieuse pour parvenir à localiser certaines anciennes « femmes de réconfort » à Sumatra, à Kupang, à Java-Ouest et sur d’autres îles.
Pour ma part, en lisant le livre-roman historique Mirah dari Banda, signé de Hanna Rambe, je suis tombé – dans le chapitre neuf – sur le parcours d’une adolescente nommée Lili, contrainte de satisfaire les désirs sexuels et autres des soldats Japonais alors présents à Banda. De son côté, Hilde Janssen évoque également les Moluques, mais plutôt Babar que Banda, où au hasard aussi d’une lecture, elle a déniché une piste de recherche en relevant un chapitre décrivant le massacre de la population du village d’Emplawas par l’armée japonaise le 5 octobre 1944. Un homme y signalait comment des jeunes filles avaient été emmenées par des soldats nippons comme « butin de guerre » dans les bordels militaires. A force de patience et au fil de ses investigations, Hilde Janssen, constate Nunuy Nurhayati dans les colonnes de Tempo, « parvint à retrouver deux de ces femmes. L’une d’elles, Dominggas, 82 ans, lui a raconté avoir été parquée à 16 ans dans une maison de passe où on l’avait affublée du nom de Mikori ». L’anthropologue hollandaise estime que certainement plus de 20000 adolescentes indonésiennes ont « servi » sexuellement les troupes japonaises. Grâce à son obstination, elle a réussi à persuader certaines femmes à surmonter l’épreuve du temps, et à se confier, pour être apaisées avec elles-mêmes et en même temps pour informer le monde de cette réalité occultée. Mais, sur le plan national, elle regrette, tout comme moi-même, l’amnésie collective sur des chapitres entiers de l’histoire contemporaine de l’Indonésie. Cela est particulièrement évident pour ces femmes doublement victimes : des crimes sexuels de l’ennemi en temps de guerre et des crimes de l’oubli de son propre pays en période de paix. Comme le dit Hilde Janssen : « Il semble que le gouvernement indonésien ne veuille plus rien savoir du problème. Les autorités considèrent que c’est une histoire honteuse dont il n’est plus utile de parler. Comme le souligne l’avocate et militante des droits de des femmes Nursyahbani Katjasungkana, cette attitude est bien plus grave que celle de l’Etat japonais, qui au moins a reconnu les faits, même s’il affirme que ces jeunes filles se sont prostituées de leur plein gré, ce qui est bien évidemment faux ».
Avec la timide démocratisation de la société indonésienne à l’œuvre depuis une bonne décennie, le discours officiel tend certes à évoluer, mais très doucement, comme l’atteste par exemple un manuel scolaire – livre d’histoire pour les collégiens, datant de 2007 – dans lequel on peut lire que « la présence militaire japonaise n’affecte pas uniquement les demandes en hommes mais également celles en femmes. Pour répondre à ce besoin, en août 1943, le Fujinkai a été institué (Himpunan Wanita, groupement de femmes), rassemblant les filles de 15 ans et plus. Ces jeunes femmes ont ensuite reçu un entraînement semi-militaire ». A propos des jugun ianfu, pas une ligne, pas un mot, dans ce manuel d’histoire. Bref, on parle de choses et d’autres, mais pas encore de ce qui gêne…
Délivrer la parole permettra aussi un jour prochain de réécrire l’histoire, il reste à espérer que le temps travaille en faveur de la bonne Raison et non des mauvaises passions. En attendant, les « femmes de réconfort » (ou « comfort women » en anglais) dans l’Asie d’autrefois en guerre peuvent, dans certains cas, étrangement ressembler aux prostituées de force que l’on retrouve dans l’Asie actuelle en paix. On pourrait avoir l’impression que seule la clientèle change : les touristes en goguette et en shorts à fleurs remplacent au pied levé les militaires en mission et en treillis kakis. Dans mon livre Voyage au bout du sexe, j’ai tenté de montrer que les régimes politiques asiatiques en place considèrent parfois le tourisme sexuel comme un mal nécessaire. D’ailleurs, la Thaïlande l’a amplement démontré dans les années 1970 et 1980, tout comme les Philippines, et plus récemment la Corée du Sud, parmi bien d’autres Etats dans le monde : à la fin des années 1990, le gouvernement de la Corée du Sud alla ainsi jusqu’à exiger de la part des agences de tourisme sexuel un plus grand nombre annuel de clients afin d’augmenter l’apport des devises fortes étrangères dans les caisses de l’Etat. Après l’épisode tragique des « femmes de réconfort » sous l’occupation japonaise (bien analysé, pour l’ensemble du continent asiatique, par les recherches de Hicks), la Corée du Sud connaît depuis quelques années un triste rappel de cette période noire de son histoire, source d’une polémique bien légitime : la création en 1999 du « Comfort Women Museum ». Ainsi, les anciennes esclaves sexuelles coréennes entièrement dévouées au service des forces armées japonaises durant la Seconde Guerre mondiale entrent-elles de cette manière au musée. A l’époque, plus de 200000 filles coréennes, mineures la plupart, furent violées et humiliées collectivement, et revivre ce passé en visitant ce musée donne une idée où peut aller, sous prétexte de témoignage historique, le voyeurisme touristique de l’exploitation sexuelle des femmes. Même si certains visiteurs du musée prennent conscience du drame, la touristification de l’horreur n’a plus de limites. Mais où finit le devoir de mémoire et où commence le voyeurisme ?
Franck Michel
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